La Dre Julia Trahey réclame la création de réseaux de soutien entre pairs pour aider les prestataires de soins à la suite d’incidents liés à la sécurité des patients
27, octobre 2015
Pour la Dre Julia Trahey, une bouleversante rencontre survenue il y a plus de 20 ans avec un jeune homme perturbé a créé une fracture durable, tant dans sa vie personnelle que dans sa carrière.
Cette expérience lui a aussi permis de mieux comprendre le poids que le personnel soignant peut ressentir après qu’un patient subit un préjudice. Voilà l’empathie particulière dont la Terre-Neuvienne d’origine fait preuve tous les jours dans son travail de spécialiste en médecine interne générale à Saint-Jean.
« Quand je pense au pourquoi de ce que je fais maintenant, je repense à un épisode survenu très tôt dans ma carrière – parce qu’il y a ma carrière d’avant et celle suivant cet incident, se confie-t-elle. Le patient était un jeune homme à peine plus vieux que moi à l’époque, qui était arrivé après une tentative de suicide et qu’on avait transféré à l’hôpital où je travaillais en raison de difficultés respiratoires ».
Après avoir réanimé l’homme et réussi à stabiliser son état de santé, la Dre Trahey se souvient d’avoir fait des allers-retours aux urgences tout au long de son quart de travail, qui comme toujours avait été long et mouvementé. Le patient semblait bien se porter.
Mais vers une heure du matin, elle a reçu un appel lui annonçant que le jeune homme avait à nouveau tenté de se suicider alors qu’il était soigné à l’hôpital. Pour la deuxième fois en 24 heures, elle a été appelée pour tenter de réanimer le même individu. Cette fois-là, il n’avait pas raté son suicide.
« J’ai continué mon quart de travail et j’ai été appelée quelques heures plus tard pour réanimer un autre patient qui avait été retrouvé possiblement sans vie chez lui, puis j’ai traité plusieurs autres patients tout au long de la nuit. J’étais accompagné d’un stagiaire et nous avons rencontré certains membres de la famille. C’était un événement extrêmement traumatisant pour tout l’hôpital, le personnel infirmier et les médecins d’urgence. En essayant de faire face à ça tout en exécutant le reste du travail qui doit être fait durant la nuit, on entre dans un état où tout semble suspendu, où on ne ressent plus rien. Il y a du travail à faire, il faut juste continuer et ne pas y penser. »
Très vite, cependant, le traumatisme émotionnel s’est fait sentir. « Je me souviens que le lendemain matin en sortant de l’hôpital, sachant qu’il y aurait d’autres réunions à ce sujet, je ne savais plus quoi ressentir. Je me souviens d’avoir quitté l’hôpital en voiture. Normalement, j’aurais dû aller voir ma mère pour lui en parler, mais mes parents n’étaient pas en ville ce jour-là, alors je suis allée chez ma sœur aînée. Et je me souviens d’avoir brûlé un feu rouge en chemin. J’ai compris seulement après coup que je l’avais brûlé, parce que j’étais dans un état tel que je ne saurais même pas comment le mettre en mots. Je ne savais pas quoi penser, c’était la pagaille dans ma tête; des pensées en pagaille et une absence de sentiments, parce que je ne savais pas quoi ressentir. »
La Dre Trahey avait juste besoin de parler à quelqu’un. Elle aurait eu besoin de le faire à l’hôpital aussi, bien sûr, mais la Dre Trahey avait voulu se montrer solide devant son stagiaire. De plus, ses collègues médecins avaient semblé ne pas trop faire de cas de son expérience. Une partie d’elle pensait également qu’en tant que femme, si elle devenait trop émotive, cela pourrait être considéré comme un manque de professionnalisme de sa part.
Pourtant, faire face à un tel événement préjudiciable peut en soi devenir un choc intrinsèque à votre identité professionnelle, selon la Dre Trahey, et cela affecte aussi la manière dont on se perçoit en tant qu’individu.
« Je pense certainement que les médecins de ma génération et les plus âgés ont été conditionnés à penser que les gestes que nous faisons et leurs résultats pour nos patients reflètent, jusqu’à un certain point, nos qualités en tant que personne, confie-t-elle. Nos rôles professionnels et personnels sont si étroitement liés que lorsque les choses tournent mal, on se défend difficilement contre le sentiment d’avoir échoué en tant qu’être humain, et pas seulement dans son rôle professionnel. »
Ce point de vue est en train de changer et la Dre Trahey a largement contribué à ce changement de mentalité. Elle est responsable clinique de la sécurité des patients au sein de son organisation et a travaillé dur pour que la sécurité des patients soit une priorité dans la formation de la prochaine génération de spécialistes de la santé au Canada. Quand on lui demande s’il y a une chose qu’elle changerait par rapport à l’expérience qu’elle a vécue avec ce patient il y a des années, elle répond sans hésiter :
« S’il y a une chose que je changerais, c’est en fait celle que j’ai choisi de changer, c’est-à-dire d’ajouter la sécurité des patients au programme de premier cycle de notre université.
C’est dans ce cadre que j’ai parlé de la nécessité d’un réseau de soutien par les pairs et du fait qu’il ne devrait pas y avoir de honte ou de crainte à parler des fautes que l’on commet, puisque la probabilité de faire des erreurs fait partie du métier. Les conséquences de ces erreurs ne seront pas forcément catastrophiques, mais il faut les dédramatiser et les accepter comme des événements « normaux » dans le cadre d’un travail à haut risque, et aussi considérer qu’il est normal d’en parler. Alors j’encourage les jeunes et je leur enseigne que cet aspect fait partie du métier de médecin. »
La mort du jeune homme ce jour-là a mis en évidence les lacunes de collaboration dans le traitement des patients atteints de maladies mentales et physiques au sein de cet hôpital. Dans la foulée, un nouveau service de liaison psychiatrique a été créé pour donner à tous les patients un accès en temps réel à des traitements psychiatriques. Aujourd’hui encore, la Dre Trahey considère ce service comme quelque chose d’extrêmement positif, autant pour les patients que pour les médecins, d’autant plus qu’il découle d’un événement qui autrement aurait été terriblement négatif. Cette vie perdue a permis de créer un service qui est venu en aide à des centaines de patients dans les années qui ont suivi, dit-elle.
« Je pense à certains mots qu’on utilise dans ces circonstances : tristesse, chagrin, stoïcisme; ils expriment avec justesse ce que j’ai pu voir. J’étais là dans la salle quand tout cela s’est manifesté, quand des gens sont restés stoïques face à de terribles nouvelles. J’ai su ce qu’était la tristesse parce qu’elle remplissait la pièce. J’ai vu et ressenti du chagrin, parce que j’étais là parmi des personnes à qui il venait d’arriver de grands malheurs.
Je n’ai pas eu une longue relation avec ce patient en particulier. C’était une expérience de très courte durée, mais elle a marqué ma carrière, avec un avant et un après, parce que j’avais l’impression que les choses auraient pu être faites différemment et que cela aurait pu changer la tournure des événements. Voilà comment cela m’a affecté, à l’époque et jusqu’à ce jour, et voilà pourquoi je tente de faire le travail que je fais, de la façon dont je le fais. »
Si le fait de partager son expérience contribue à réduire le fardeau du traumatisme émotionnel de certains prestataires de soins de santé, l’objectif de la Dre Trahey est atteint.
« Je suis à un tournant intéressant de ma carrière. Je me dirige dans la phase finale. Je ne suis pas une jeune médecin, je suis une professionnelle chevronnée et je pense qu’il est important pour les autres médecins et la communauté étudiante de comprendre qu’il s’agit d’expériences que certaines personnes ont vécues au cours de leur carrière. Cela peut faire de vous un meilleur médecin, j’allais dire, mais il serait plus juste de dire un médecin plus conscient. Les jeunes médecins auront aussi des patients qui vont les amener à changer leur façon de travailler, et ils devront considérer cela comme une expérience d’apprentissage et en tirer quelque chose de bien. Et j’espère qu’ils pourront recevoir le soutien de leurs pairs chaque fois qu’ils en auront besoin. »