Par Isabel Jordan
Isabel Jordan était patiente partenaire à l’interne pour Excellence en santé Canada de novembre 2019 à mars 2021.
Ma notion du temps a changé dans la dernière année. Je sépare les événements en trois périodes : l’avant (ou pré-pandémie), l’entre-deux actuel, et l’après, quand tout ça sera derrière nous.
Je suis arrivée à Excellence en santé Canada (ESC, anciennement la Fondation canadienne pour l’amélioration des services de santé) à l’époque pré-pandémie, et j’avais une bonne idée du déroulement de mon travail de patiente partenaire à l’interne. Mon expérience vécue comme patiente et ma compréhension des partenariats avec les patients devaient orienter mes fonctions d’encadrement, de mentorat et de création de ressources pour ESC, avec comme objectif l’amélioration des pratiques de participation. Et puis, la pandémie est arrivée. Et tout a changé.
Nous voilà soudain plongés dans un monde virtuel. Pour communiquer avec nos collègues, les patients partenaires, l’école de nos enfants, les prestataires de soins de santé et même notre famille, il fallait prendre des moyens inhabituels, voire inconnus pour certains. La maison est devenue le bureau, l’école et le centre de loisirs. Pour trop de gens, les moyens de rencontre virtuelle n’étaient pas (et ne sont toujours pas) accessibles physiquement ou financièrement. Le fossé numérique s’est imposé comme une sombre réalité : ceux qui avaient accès à une connexion Internet haute vitesse fiable s’en tiraient bien mieux que ceux qui en étaient privés, et c’est toujours vrai aujourd’hui.
C’est dans ce contexte que j’ai dû « me réinventer » dans mon travail. Ce mot surutilisé pour évoquer tous les bouleversements dans nos vies suscite chez moi une réaction viscérale, désagréable.
Comme tout le monde, j’ai dû me réinventer (soupir) en passant au virtuel. Fini les rencontres, les tables rondes, les ateliers et les réunions en personne. Toutes mes interactions, dans toutes les sphères de ma vie, avaient lieu sur un écran d’ordinateur – par Zoom, Teams ou toute autre plateforme en ligne qui faisait l’affaire. J’aimerais pouvoir dire que je savais instinctivement comment rendre les séances de participation en ligne sûres et authentiques, comment faire participer quelqu’un à travers un écran. Hélas, ce n’était pas le cas.
Au fil du temps, j’ai compris que quelque chose manquait. Quelque chose était différent pour moi, tant comme personne qui créait des occasions de participation que comme patiente partenaire qui apportait sa propre expérience vécue à la recherche en santé. À vrai dire, j’avais l’impression que nous étions tous sur le pilote automatique, sans réelle destination.
Je suis chanceuse que ma communauté de pratique informelle ait ouvert la discussion sur les différences engendrées par le télétravail. Que manquait-il exactement? Certains thèmes ont commencé à ressortir.
L’essence du travail n’a pas changé. La participation et les partenariats patients s’articulent autour des relations et de la confiance. Si la confiance était déjà établie avant la pandémie, passer au virtuel se faisait nettement plus facilement. C’était parfois maladroit, certes, mais les liens existaient. Les nouvelles rencontres étaient une tout autre histoire : il fallait trouver des moyens inédits d’établir la confiance et la transparence. Nous avons fait l’erreur de considérer les réunions de participation du patient comme s’il s’agissait de n’importe quelle autre réunion. Nous avions oublié que pour les patients partenaires, ce n’était justement pas « n’importe quelle réunion ». Le rapport de force, le rappel de traumatismes et le besoin de sécurité émotionnelle habituels peuvent être amplifiés sur une plateforme virtuelle. Le secret, c’est de trouver le moyen d’instaurer la confiance, de bâtir la relation et d’assurer la clarté dans un espace virtuel. Mais comment faire?
Je ne prétends pas avoir la réponse; je n’ai que des idées qui fonctionnent pour moi. Comme pour bien des actions, il faut du temps et de la volonté pour créer un contact concret dans un univers artificiel. Le « comment » variera d’une situation et d’une personne à l’autre. Quand je pense à l’avant, le contact naissait de petits moments – prendre un café, ranger nos manteaux, manger ensemble – où le sentiment de communauté et de confiance s’éveillait naturellement. Par ces échanges impromptus, nous faisions connaissance comme personnes avant d’avoir à raconter nos traumatismes aux fins du projet. Ces contacts rendaient les témoignages plus faciles, ou pour le moins plus tolérables.
La question de l’heure est la suivante : comment recréer ces moments en ligne? Avant tout, il faut reconnaître la difficulté à s’ouvrir instinctivement dans une réunion virtuelle. Il faut s’accorder du temps pour établir la relation et la confiance, que ce soit par un appel destiné à faire connaissance, une séance d’accueil vidéo « autour » d’un café ou tout autre contexte informel permettant aux gens de nouer un rapport qui n’est pas directement lié à leur expérience vécue ou au travail à accomplir. Ces rencontres sociales préparent le terrain pour des réunions professionnelles plus agréables, où les participants se sentent plus à l’aise. À mon avis, il est tout aussi important d’allouer du temps à cette étape que d’allouer des fonds aux dépenses et à la rémunération des patients partenaires.
Pour ralentir et agir selon un but, il faut tenir compte de notre interlocuteur. Qui se trouve à la table (virtuelle)? Qui fait face à des obstacles à la participation virtuelle, et qui au contraire ne peut pas s’impliquer autrement? Certains voient ce virage comme une occasion en or, car les réunions en personne sont impossibles pour beaucoup de personnes dans l’univers du handicap. Cette nouvelle façon de faire a donc ouvert la porte à bien des gens. Il y a cependant une crainte que l’après amène un retour complet aux réunions en personne, qui exclurait de nouveau une bonne partie d’entre nous. Mais toute médaille a un envers : si le télétravail est un avantage pour les uns, c’est un obstacle pour les autres. Sommes-nous dans une impasse?
Pour trouver une solution, il faut continuer à travailler avec les patients partenaires qui ont vécu la participation avant et pendant la pandémie, c’est-à-dire le passage à la collaboration exclusivement virtuelle, et apprendre de ces expériences. Ainsi, nous pourrons non seulement améliorer nos interactions, mais également intégrer à nos futures méthodes les grands atouts de la participation en ligne. L’occasion à saisir ici, c’est d’inclure davantage de voix, de manière plus sûre, plus authentique. Il suffit de prendre le temps de le faire bien.